Des cimes à bouts de doigts
Engourdis depuis plus d'un demi-siècle, les alentours du refuge du
Kouriet, à la face nord du Djurdjura, viennent de renouer avec les cliquetis
De la quincaillerie des escaladeurs. Le retour de manivelle fut long : les
Nouveaux acteurs ne sont plus des colons, mais des jeunes filles et garçons
Dont les ancêtres n'avaient pas droit de cité pour de telles activités.
Youcef et Hocine, du staff technique de la Fédération Algérienne de ski et des sports de montagne, viennent pour la deuxième fois se coller intimement à une paroi rocheuse pour ouvrir et équiper trois nouvelles voies au Championnat d'Algérie d'escalade qui devait débuter le lendemain. Le week-end d'avant, elle ne s'est pas laissée faire. Ils ont beau la caresser pour qu'elle offre ses prises, la brosser durant des heures, rien à faire. Aujourd'hui, également elle ne cesse de résister. Une façon de dire « avant d'être prise, une paroi doit être apprivoisée ! » La voie devant être clean, un macaque d'un autre genre arrache une grosse touffe d'herbe pleine de terre. « Laisses-lui la petite plante verte qui est sur sa droite comme un grain de beauté ! », fera remarquer en plaisantant Da Ouali qui contrôle l'opération d'un oeil averti. Sur ce tracé des filles, la chignole entre en action pour percer à 15 m de hauteur le dernier trou qui doit servir de relais. Suspendu à une corde et assuré par un collègue, Hocine n'est pas à l'aise pour cette manoeuvre. Après avoir rechargé la batterie, Youcef reprend le relais en fixant ses points ou amarrages à la voie des seniors qui lui donne du fil à retordre.
LES HAUTEURS DE LA SOURIS
Le soleil entame son plongeon derrière les montagnes. Doucement, tout en lâchant son froid, l'ombre grandissante ensevelit les hameaux accrochés aux flancs du massif du Kouriet qui en face, ferme le cercle des murailles. Quelques singes font leur apparition pour nous signifier que ce site de Tafsa T'ghardecht ou «les hauteurs de la souris» est leur dortoir. L'équipe remballe alors ses affaires et prend l'agréable sentier de retour au village d'Aït Erguène, perché à 1110 m d'altitude. Après les qualifications du Cap Carbone à Béjaïa, c'est sur ces lieux de l'extrémité sud des Ouadias que débutera demain le championnat qui va couronner les activités de cette année. Les escaladeurs qui ont ouvert les voies ont peu dormi. Les voilà sur le pied de guerre, sous le ciel nocturne agrémenté par les constellations des Gémeaux, du Cygne et des Pléiades. Ils pressent le pas au crépuscule, à travers des allées sinueuses où les clôtures à mi-hauteur de murettes ponctuent les petits champs maraîchers, fruitiers et d'oliviers notamment. On passe par la petite falaise école d'escalade de Tafsa Theboudh inaugurée il y a un mois. On dépasse la source rocheuse intarissable du même nom, qui coule le long d'une rigole chantonnante, mais dont le débit demeure pour les villageois une bizarrerie. Ici, l'air est empli d'une agréable humidité et fraîcheur. On dépasse un pierrier puis on entame une montée qui nous mène vers les pentes herbeuses où s'effile la nouvelle falaise de la compétition nationale. Le début du lever du jour flamboie les parois ocres mais n'arrive pas encore à éclipser la téméraire étoile Sirius et la Lune. Le temps presse. Le staff technique finalise tant bien que mal ses réglages. Un feu de bois est allumé même si les filaments des nuages annoncent le beau temps. À 10 h, les sportifs d'une dizaine de clubs affluent. Da Ouali souhaite la bienvenue à tout le monde et relève néanmoins « Que les responsables des clubs nous envoient des escaladeurs confirmés et non pas, comme c'est parfois le cas, des jeunes ayant tâté seulement une ou deux fois la corde ! » On observe une minute de silence à la mémoire d'un jeune et bon grimpeur décédé accidentellement cet été sur un rocher d'escalade à Aïn El Benian.
SOUÂD CRÉE LA SURPRISE
La première à ouvrir le bal est Sâadia du Club Mimouna de Haizer. Frêle, elle s'élève surement, et à travers ses binocles cherchent ses prises. « Il ne te reste qu'une minute. Fais vite », lui lance Allaoua du jury avant de lui signifier par un coup de sifflet, la fin des 6 mn de temps qui lui est imparti. Sur la voie des juniors, c'est Saïd du nouveau club de Béjaïa, au dossart N° 1 qui attaque le premier. Il n'arrive pas à finir la voie. Vint ensuite Mounia. Elle dépasse un premier, puis un deuxième intervalle. Ses mains tremblent. Elle cherche vite ses prises. Tire de ses doigts, s'agrippe puis s'élève. Elle juge que ça ne passe pas. Elle change d'angle d'attaque. Hélas, le temps la rattrape. Elle descend. Ses doigts sont meurtris. Karim, un escaladeur émigré de France papote avec des amis en suivant de ses jumelles la compétition. Il émit deux critiques techniques «Il n'est pas judicieux de compter sur un seul relais. La norme c'est le double amarrage. Quant à l'assureur, il doit être à l'aplomb de la paroi, et non pas à 2 m de celle-ci afin d'éviter des désagréments à l'assuré en cas de chute.» Entre temps, et à une heure d'intervalle, deux rochers viennent de dégringoler de la paroi ! Ils ont failli percuter des spectateurs et athlètes. Le président du club de Béjaïa estime aimablement quant à lui «Du point de vue sécurité, le site n'est pas propice à une telle manifestation. Il aurait du être le plus prêt possible de la route pour d'éventuelles évacuations.» Les grimpeurs filles et garçons se suivent. Aucun n'a malheureusement pu terminer la trajectoire. Néanmoins, Souâd, assurée cette fois-ci à la moulinette, à pu à la surprise de tout le monde, forcer le passage ! Même si cette technique hors compétition donne un coup de pouce, la centaine de spectateurs a bien applaudi cette performance. Les flammes du feu de bois rassemblent les âges, réchauffent, agrémentent et suscitent même des réflexions internes. On apprend l'art d'allumer un tel feu, qui permet au groupe de se relâcher et devenir plus fraternel.
LES ARBRES ESCALADEURS
À deux mètres de là, dans un creux de roches servant de sièges occasionnels, un squelette de vautour entouré de quelques plumes est à porté de main. Un autre gît à une cinquantaine de mètres. Cela tourmente et soulève des questions. À bien observer, le site grouille d'écosystèmes et de curiosités, les unes aussi déroutantes que l'autre telle cette flore très colorée (dont des arbres) qui s'accroche aux hautes murailles abritant une diversité de faune. Evidemment, on ne peut la remarquer, lorsqu'on prend la coquille d'un escargot pour une boule de chique ! Même les falaises d'escalades sont à quelques mètres, multiples : des strates apparentes ou rares, calcaire pure ou dolomie, parois encochées en profondeurs ou longues dalles lisses formant un dièdre ou coin encaissé de plusieurs dizaines de mètres … Des cris de détresse se font entendre. Moh, un escaladeur du club de Chréa vient de dévisser et faire une chute de 4,5 m avant que son assureur le retienne à bout de corde ! On a eu chaud ! Une erreur de l'athlète ayant négligé de passer à temps sa corde dans le mousqueton de sa gaine d'amortissement. Notre regard retombe sur les paysages et nous porte un peu vers le nord, en direction de la cassure du Kouriet par où se faufile oued Asfis et les cartes postales cachées et époustouflantes qui s'ouvrent sur les gradins naturels du ravin de Tilouhat ! Tout ce paradis et bien d'autres ont failli disparaître au début des années 1980 à cause de l'ouverture de la route fantaisiste si ce n'était la vigilance et la résistance des pionniers de l'environnement. Cette route dite de Tizi N'tra, devait déboucher à Tikjda en passant par les vierges prairies d'altitude d'Alma ! L'arrivée de Da Saïd Abtout, une relique humaine qui nous honore, nous réveille de nos méditations. À plus de 80 ans, cet amoureux du Djurdjura, skieur des années 1950-1960 et premier moniteur de cette discipline progresse encore sur les terrains accidentés comme un jeune homme. Établi en France, cela fait 15 ans qu'on n'a pas vu son sourire contagieux.
LES SUEURS FROIDES DE LA DALLE 6 A
Le concours de la troisième voie, celle de la finale, a débuté depuis un bon moment. Tous les sportifs ont dévissé avant l'arrivée au relais terminal. Amazigh, du haut de ses 17 ans et demi tente de forcer quand même le passage. Il engage un véritable combat avec la dalle cotée 6 A. Elle l'épuise à la 5e minute. Le silence des spectateurs s'installe. Il expire à fond. La paroi est froide et humidifie ses mains. Il roule sa main droite dans sa sacoche de poudre accrochée à sa ceinture. Il cherche et cherche encore dans une concentration totale ses prises qui deviennent de plus en plus minces. Il tente une audace qui l'élève de quelques centimètres, suffisamment pour dépasser acrobatiquement corps et âme ce diable de barrage. Il ne reprendra son souffle que lorsqu'il enfile sa corde dans la gaine de relais. Il a réussi! Un hourra et des applaudissements jaillissent du demi-cercle humain qui ceinture la falaise ! La réussite de ce coup n'a pas de secret. Le jeune champion d'Algérie n'a cessé depuis le printemps de vivre en bivouac près de différentes falaises du Djurdjura central. Il les taquinait obstinément, obsessionnellement en s'abreuvant de l'esprit des récits de ses aînés aventuriers de tout bord : escaladeurs, spéléologues, campeurs de l'extrême …
Mohamed Belaoud