La Médina de Constantine est-elle perdue ?
Alors que la restauration a coûté près de 8 milliards de dinars
A moins d’un miracle, la vieille ville de Constantine est perdue à jamais. Ce patrimoine millénaire est détruit irréversiblement par la main de l’homme et les aberrations de la politique nationale de sauvegarde du patrimoine.
Une commission d’enquête envoyée récemment par le ministère de la Culture, à la demande du Premier ministre, a pu prendre la mesure de la situation de cette Médina, conséquemment aux chantiers lancés dans le cadre de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe» et les défaillances assassines qui ont marqué cette opération qu’on a voulue ambitieuse. Comment expliquer ce fiasco à 7,8 milliards de dinars ? Qui a fait quoi et pourquoi ?
Pour comprendre le présent tragique, il est utile de saisir le passé pas très lointain de la Médina de Constantine et la valse-hésitation des politiques malgré les incalculables sonnettes d’alarme tirées pour alerter sur le péril qui la menace. Deux grandes tentatives de sauvetage et de restauration de ce patrimoine national ont été élaborées ces vingt dernières années : le «plan de sauvegarde de la vieille ville de Constantine» produit par les services du ministère de la Culture, et le «master-plan» réalisé par l’université Roma III, sur commande de la présidence de la République.
Les deux plans n’ont jamais été traduits sur le terrain pour des raisons occultes. Jusqu’en 2014 où, dans le cadre de la préparation de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe», un projet titanesque de restauration de la vieille ville a été approuvé par le gouvernement. Selon le directeur de la culture de la wilaya, Noureddine Bougandoura, un budget de 7,8 milliards de dinars a été dégagé pour financer 19 opérations touchant des mosquées, des zaouïas, des maisons de maître, des hammams ainsi que des ruelles, des derbs et des placettes, soit 74 projets. Le pilotage de l’opération a alors été confié à l’Office de gestion des biens culturels (OGEBC), dirigé par Abdelwahab Zeghar.
Diktat de l’urgence
Dans l’anarchie et la précipitation qui ont caractérisé la «mise à niveau» de Constantine pour accueillir convenablement les invités arabes de la manifestation grandiose, l’OGEBC, désigné maître d’ouvrage délégué est chargé aussi du suivi technique, tombe dans le piège et commet des erreurs fatales à l’endroit de la vieille ville. L’OGEBC n’assume pas seul la responsabilité de la précipitation que doivent endosser aussi le wali, le ministre de la Culture et les services du Premier ministre qui tarabustaient tout le monde pour le respect des délais.
L’artiste Ahmed Benyahia, ancien président de l’association de défense du Vieux Rocher, n’en pense pas moins : «Il y a des travaux qui peuvent être terminés en une année et d’autres qui peuvent aller au-delà de 15 ans, parce qu’ils sont structurants pour la restauration et la mise en valeur du patrimoine architectural de la ville et son site exceptionnel. On a malheureusement engagé un processus de long terme sur le court, sous le diktat de l’urgence, ce qui a engendré des incohérences dans le travail des différentes parties.»
Et le mot «incohérence» n’est qu’un euphémisme pour parler de véritables écuries d’Augias ou, comme dirait l’ancienne ministre Khalida Toumi, «dar khali Moh» ! L’Office commence par charger de jeunes architectes fraichement recrutés pour faire le suivi technique, alors que, de l’avis général, ce genre de travaux exige une grande expertise dans le domaine. Une expertise qui fait défaut en Algérie, si ce n’est quelques architectes ayant suivi une formation en Italie dans la spécialité et qui se comptent sur les doigts d’une main.
Des zaouïas et des mosquées centenaires sont alors fermées, à l’image des zaouïas Rahmania et Tijaniya et le mythique Djamaa Lakhdar où a officié l’imam Abdelhamid Ben Badis. Des maisons de maître comme Dar Daïkha, la dernière fille d’Ahmed Bey, se transforment rapidement en chantiers et les échafaudages envahissent toutes les rues. Les habitants de la Souika et de la Casbah prennent alors leur mal en patience et acceptent ce chamboulement provisoire. «C’est pour la bonne cause», disait-on.
L’éléphant dans un magasin de porcelaine
Mais les jours, les semaines et les mois passent et les travaux ralentissent jusqu’à leur arrêt total. Des voix expertes s’élèvent pour dénoncer l’inconsistance des intervenants, bureaux d’études et entreprises. Parmi ces dernières, certaines sont créées nouvellement pour bénéficier de projets, grâce au népotisme qui a entaché l’octroi des marchés. Des noms étrangers aux métiers se sont retrouvés à détruire des murs, des faïences anciennes, des trésors historiques inestimables. Ils ont alors commis l’irréparable, comme des éléphants dans un magasin de porcelaine.
La plupart des architectes se plaignent de l’absence d’études. Les entrepreneurs attaquent les monuments sans attendre les ordres de service (ODS) et les plans d’exécution, ce qui est pourtant interdit par la loi n°98/04 relative à la protection des biens culturels. Le suivi des travaux tombe aussi sous l’effet du laisser-aller, car la plupart des patrons de bureaux d’études, résidant en dehors de la wilaya de Constantine, étaient continuellement absents.
Les monuments subissent, sans exception, le décapage des murs, des sols et des plafonds. Un décapage non justifié par ailleurs, comme constaté dans certaines bâtisses qui ne souffraient que de petits problèmes d’étanchéité, à l’image de la mosquée Hassan Bey et la Grande Mosquée, témoigne sous l’anonymat un architecte du secteur public.
A peine quelques mois après l’entame des travaux, les chantiers sont désertés par les intervenants pour cause de non-régularisation. En effet, le maître d’ouvrage omet de signer les ODS et ne joue pas franc jeu, ce qui affecte la confiance entre les autorités et les intervenants. Cette situation ne trouve pas de solution et soulève le courroux des habitants de la ville.
A la veille du Ramadhan, pendant l’été 2015, des associations de quartier dénoncent cette situation qui les empêche d’accomplir les prières quotidiennes et les Tarawih dans leurs mosquées de proximité, dont la plupart datent des époques ziride, hamadide, hafside et Ottomane. L’affaire éclate alors au grand jour et fait la lumière sur l’impuissance de l’Etat à assumer ses engagements. Des universitaires et autres amoureux du patrimoine commencent alors à dévoiler des couacs assimilés à des crimes contre la mémoire.
Echec
Près de trois années après l’entame de l’opération, tous les travaux sont à l’arrêt, les monuments fermés et les clés sont en possession des responsables des entreprises. L’ossature des monuments est fragilisée, l’intégrité des structures est atteinte considérablement après ces opérations anarchiques qui n’obéissent nullement aux normes conventionnelles de la restauration. Les amoncellements de gravats non évacués obstruent les accès et gênent énormément le passage des citoyens qui vaquent à leurs occupations quotidiennes dans des conditions très difficiles, voire périlleuses.
L’infiltration des eaux pluviales à travers les toitures engendre une humidité aux conséquences irréversibles à l’intérieur des structures. Des fouilles et sondages archéologiques non autorisés sont entreprises dans certains monuments de la Souika (zaouïa Etaïbia et basse Souika, du côté de Dar Daïkha). A croire que l’intitulé de l’opération aurait dû être «destruction des monuments historiques», ironise un adepte de la zaouïa Rahmania avec dépit.
En 2015, la vieille ville a été transformée en cimetière de notre histoire. La faute à qui ? Au premier rang, l’OGEBC doit être reconnu coupable de n’avoir pas su mener la mission qui lui a été confiée. Mais derrière lui, les autorités supérieures du pays portent toute la responsabilité de l’échec de leur politique vis-à-vis du patrimoine matériel de la nation et cette destruction qui porte un sérieux préjudice au bien commun du peuple. Les responsables doivent payer pour ce crime abject.
— La mosquée Sidi El Kettani, construite par Salah Bey en 1776, est richement décorée à l’intérieur et comporte deux niveaux. Son impressionnant minbar a été taillé dans un énorme bloc de marbre. Cet imposant élément a été entreposé à l’étage supérieur, sur un sol décapé dont il ne reste que de fragiles poutres, à côté d’un tas de gravats. La mosquée est annexée à une belle medersa, El Kettania, qui fait office de tourba (mausolée) pour Salah Bey, sa famille et des cadis. La tourba du bey des beys est dans état lamentable. En Turquie, par exemple, les touristes payent pour voir la tombe de Souliman et Houyam. Idem à Tunis, où on paye aussi pour voir la tourba de la princesse Aziza Othmana. Le traitement infligé ici aux gouvernants de l’Algérie ancienne est scandaleux. — Nous apprenons que le nouveau wali de Constantine, Kamel Abbas, vient de signer un arrêté visant à dessaisir l’OGEBC de la qualité de maître d’ouvrage délégué. Désormais, c’est à la direction de la culture que revient la maîtrise d’ouvrage, alors que l’Office est chargé seulement du rôle d’assistant technique. Cette décision sonne comme une sanction à l’encontre de l’Office, qui a failli à sa mission. Auparavant, en octobre dernier, les dossiers de paiement ont été débloqués par le nouveau directeur de la culture auprès des services des finances de la wilaya. |
Par/Nouri Nesrouche
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