LES GUERRES PAYSANNES DE NUMIDIE
Par Ahmed AKKACHE
SNED - Alger - 1973
INTRODUCTION
Aussi loin que l’on remonte dans le passé, l’histoire de l’Algérie est marquée de combats incessants pour la liberté et la terre. Bien avant la colonisation française, aux temps lointains où s’ébauchaient, à travers le fracas des armes et le tumulte des chevauchées, les premiers contours de la nation, les guerres paysannes constituaient déjà dans notre pays une tradition séculaire.
C’est que les terres algériennes, riches, fertiles, faisant vivre de grands troupeaux et produisant avec générosité le blé, l’huile, le vin, le miel, ont toujours suscité la convoitise de l’étranger. Depuis les Carthaginois et les Romains jusqu’aux Turcs et aux Français, la liste est longue de toutes invasions qui se sont abattues au long des siècles sur notre sol, pour piller ses richesses et exploiter ses habitants.
Fait remarquable à souligner : les colonisations étrangères ont tendu à l’accaparement des terres et toutes ont échoué par suite de l’opposition irréductible des paysans et des populations rurales.
Privés brutalement de leurs moyens d’existence, dépossédés de leurs troupeaux, refoulés vers les régions improductives, les anciens habitants de l’Algérie n’avaient d’autre recours possible que la lutte pour reconquérir leurs terres et leurs pâturages. Cette exigence historique en a fait des paysans et des pasteurs guerriers, habiles au maniement des armes, rebelles à toute domination, organisés en tribus farouches constamment en mouvement et pratiquement indestructibles dans les montagnes et les déserts qui leur servaient d’abri.
L’histoire de ces hommes, abordée brièvement dans les pages qui suivent, est d’une richesse prodigieuse. Elle ne se limite pas, en effet, à l’action spectaculaire de quelques souverains ou chefs de guerre. Elle n’est pas fondée sur les exploits individuels de personnalités d’élite, mais sur le mouvement de masses humaines innombrables qui, du II ème avant Jésus-Christ au V ème siècle de l’ère chrétienne, c’est-à-dire pendant tout la période de la colonisation romaine, ont érigé l’armée anonyme des paysans sans terre en porte-parole de la nation.
REGARD SUR LA NUMIDIE ANTIQUE
Quand les Romains entreprirent la colonisation de la Numidie, au deuxième siècle avant l’ère chrétienne, ils se heurtèrent à un peuple vigoureux, combatif, farouchement épris d’indépendance. Conscient de son originalité, déjà enraciné au sol, le peuple leur opposa une résistance acharnée.
La tête rasée à l’exception d’une longue mèche sur le sommet du crâne, le menton orné d’une fine barbe en pointe, les guerriers numides utilisent avec dextérité la lance, le javelot et le bouclier. Ce sont des cavaliers intrépides, habitués à parcourir de grands espaces, aimant les grandes chevauchées à la poursuite des bêtes sauvages. Ils habitent en général des tentes facilement démontables. Ils sont généreux, hospitaliers, épris de démocratie et de justice. La plupart des témoignages s’accordent à reconnaître leur grandeur et leur noblesse.
La Numidie, nom donné à leur pays par certains voyageurs du fait, semble-t-il, de l’importance de ses populations nomades, est grande et riche. C’est l’ancêtre de l’Algérie actuelle.
« Les Numides, écrit un historien pourtant mal disposé à leur égard (1), s’étaient fait dans la seconde guerre punique un nom retentissant. C’étaient des Barbares dont le voisinage des Carthaginois avait développé l’astuce naturelle, parce qu’ils avaient dû lutter de ruse avec eux, comme dans leurs déserts, ils luttaient de ruse avec la gazelle et, dans leurs montagnes, avec le lion et la panthère.
« Massinissa…cavalier intrépide, même à 90 ans, était le fidèle représentant de cette race qui, avec ses chevaux rapides, vivait de chasse…bien plus que de ses cultures. Celles-ci s’étendaient dans les vallées fertiles et au bord des ruisseaux où le dattier donnait des fruits savoureux. Sur les plaines, au flanc des collines, de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons erraient l’année entière sans clôture ni abri, partout où ils trouvaient de l’herbe ».
Le territoire national a commencé dès cette époque à prendre forme. Bien que débordant légèrement sur la Tunisie, le Maroc, il est déjà sensiblement le même que celui d’aujourd’hui. La culture du blé, de l’orge, de la vigne et des oliviers s’y développe, servie par une fertilité remarquable du sol. L’élevage, qui intéresse surtout les chevaux et les bœufs, est déjà si important que le Phénicien Amilcar, à l’issue d’une incursion dans le Constantinois, ramène d’un seul coup à Carthage plus de 20.000 têtes de bétail.
L’utilisation du fer et le perfectionnement progressif des instruments aratoires améliorent régulièrement la production. Des échanges commerciaux s’organisent entre régions agricoles et régions pastorales. Les tribus, d’abord opposées les unes aux autres, commencent à se rassembler sous une autorité centrale unique : celle de Massinissa, un chef d’envergure, dont le principal mérite est d’avoir su diriger les grandes transformations économiques et sociales qui s’opéraient alors dans le pays.
« Voici ce qu’il fit de plus grand et de plus merveilleux, écrit un auteur latin : avant lui, toute la Numidie était considérée comme incapable par sa nature de donner des produits cultivés. C’est lui le premier, qui montra qu’elle peut les donner tous » (Polybe, trad. Par S. Gsell).
Le vieux roi agrandit sa capitale : Cirta (Constantine). Il jeta les bases d’un Etat, d’une administration, d’une armée. Il distribua des terres aux tribus nomades pour les fixer au sol, constitua de grands domaines fonciers, développa les travaux d’irrigation, le commerce, créa une monnaie. Sous son impulsion la Numidie connut un essor tel qu’elle devint rapidement un rival redoutable pour les deux puissances qui se disputaient alors l’hégémonie en Méditerranée : Carthage et Rome.
Aussi ces deux puissances s’attachèrent-elles à la détruire. Carthage d’abord multiplia les incursions et les activités à l’intérieur du territoire numide. Puis, profitant de la mort de Massinissa (en 148 avant J.-C.) et de la défaite de Carthage, l’armée romaine entreprit à son tour la conquête du pays avec des moyens considérables.
A peine le jeune numide se trouvait ainsi confronté au plus puissant empire du monde antique. Mais il ne céda pas. Ce fut une épopée extraordinaire, une guerre de résistance admirable à peu près unique dans l’histoire, où des générations entières se succédèrent sans jamais accepter la soumission et se transmettaient fidèlement les unes aux autres le flambeau de la résistance.
Marquée d’épisodes dramatiques et de combats sanglants, de victoires et de défaites, cette guerre populaire n’a pratiquement jamais cessé durant la longue période de la colonisation ; et ce n’est pas sans raison qu’un auteur français a intitulé l’histoire de la domination romaine « quatre siècles d’insurrections et de révoltes » (2).
DU BUY : Histoire des Romains, t II, p.442
G. HARDY : Vue générale de l’histoire d’Afrique, p. 28
« Quatre siècles d’insurrections et de révoltes »
LA COLONISATION ROMAINE
Parmi les chefs les plus prestigieux de cette longue résistance, il convient de citer en premier lieu Jugurtha. Descendant de la famille royale, officié brillant, intelligent et habile, le jeune prince dirigea contre les Romains une guerre de plusieurs années, parcourant le pays, de Constantine à la frontière marocaine, pour organiser la lutte et livrer de nombreux combats (11 à 14 av. J.-C.). Tout d’abord les envahisseurs essuyèrent des échecs sanglants. Des légions entières furent détruites.
Comprenant alors que la force militaire, à elle seule, ne viendrait jamais à bout d’un peuple aussi irréductible, les Romains s’attachèrent à le diviser.
Ils firent donc en sens inverse le chemin de Massinissa, dénouant progressivement la trame qu’il avait nouée entre les diverses tribus. Pour affaiblir le pouvoir central, ils encouragèrent les ambitions des chefs locaux, distribuant les titres honorifiques, nommant des dirigeants de tribus préfets ou princes.
Surtout ils s’efforcèrent de consolider la base économique de l’aristocratie tribale et des classes dirigeantes traditionnelles, restées jusque-là très faibles, en leur donnant la propriété personnelles de certaines terres arrachées aux communautés paysannes. Les distributions d’or, l’intéressement aux transactions commerciales, l’attribution de petites propriétés aidèrent à fortifier la bourgeoisie villageoise.
Les nouveaux groupes privilégiés, trop faibles pour assurer seuls, la défense de leurs intérêts contre des populations aussi hostiles aux inégalités sociales qu’à la collaboration avec les occupants, ne voyaient de salut que dans la présence romaine, qu’ils servirent de leur mieux.
Après la mort de Jugurtha, en 104 avant J.-C., le pays fut démembré, seule la partie nord-est du constantinois garda le nom de Numidie. La partie occidentale, peuplée surtout de nomades, fut confiée, sous le nom de Maurétanie, à Juba II, roi esclave au service de l’occupant.
De nombreux chefs révolutionnaires s’efforcèrent, cependant, à plusieurs reprises d’abattre le pouvoir royal et de reconstituer l’unité de la Numidie ancienne.
Le plus célèbre d’entre eux est Tacfarinas, un paysan aurassien, déserteur des forces auxiliaires romaines, qui réussit à mettre sur pied une véritable armée populaire pour combattre les envahisseurs. Pendant près de sept ans, une guerre très dure ravagea le pays.
L’absence, ou l’insuffisance, des documents historiques ne nous permet malheureusement pas de situer le rôle exact des grandes insurrections de l’époque, et notamment celle de Mazippa, un important chef des tribus maurétaniennes en lutte contre Juba et ses maîtres. Nous savons néanmoins qu’après la mort de Tacfarinas dans la région de Sour El Ghozlane, en l’an 24 de l’ère chrétienne, aucune force centralisée ne pouvait plus organiser le peuple et s’opposer victorieusement à la marche des légions.
Les tribus se battaient désormais en ordre dispersé. Leur résistance, opiniâtre et souvent héroïque, ne se manifestait qu’au moment où la colonisation atteignait leurs propres terres, menaçant leurs intérêts vitaux. Alors, et alors seulement, les tribus se dressaient farouchement, défendant pied à pied la moindre parcelle de leur sol, luttant avec une intrépidité et un mépris de la mort qui faisaient l’admiration de tous.
Mais il était alors trop tard. Malgré ses lourdes pertes l’ennemi, plus fort numériquement, et parfois même aidé de contingents de tribus rivales, occupait la région, s’appropriait les terres, réduisait les prisonniers à l’esclavage et refoulait les survivants vers les montagnes infertiles ou les zones arides du sud.
C’est ainsi que le limes, cette frontière fortifiée qui protégeait le pays conquis, d’abord établi à la limite du Tell, recula progressivement vers les régions méridionales, englobant successivement les Hautes-plaines constantinoises, le Hodna, puis les Hauts-plateaux algérois et le littoral oranais. A l’intérieur de cette limite la colonisation se donna libre cours.
Rien n’était plus facile. Il suffisait de s’installer. La terre ayant été décrétée propriété romaine, les « Indigènes » n’avaient plus aucun droit. Notons en passant que cette brillante leçon de savoir-faire n’allait pas être perdue pour tout le monde. Dix-huit siècles plus tard le maréchal Bugeaud, bon élève, recommandait à ses soldats : « Partout où il y aura de bonnes terres, et des terres fertiles, il faut installer les colons, sans s’inquiéter à qui elles appartiennent ».
On procéda de la même façon pour constituer les fameux latifundia, les domaines particuliers de l’empereur, de sa famille, de ses courtisans ; domaines parfois si vastes qu’on ne pouvait, aux dires d’un contemporain, en faire le tour à cheval en une journée.
Les premières expropriations portèrent évidemment sur les plaines riches, déjà cultivées, et ne touchèrent par conséquent que les tribus sédentaires. Il s’agissait alors d’organiser la production céréalière et de fournir rapidement à Rome les immenses quantités de blé dont elle avait besoin pour nourrir la masse de ses citoyens désœuvrés.
Vint cependant le moment où on exigea également de l’Afrique du vin et surtout de l’huile. Les tribus nomades furent alors touchées à leur tour, les terrains de parcours des troupeaux devenant indispensables pour l’extension des olivettes.
Le territoire de la Numidie libre rétrécissait ainsi comme une peau de chagrin. En dehors de quelques enclaves semi-steppiques où les anciens maîtres du sol menaient désormais une existence misérable, seuls les massifs montagneux inaccessibles, le Djurdjura, l’Aurès, le Babor et l’Ouarsenis maintenaient une organisation indépendante.
LA RESISTANCE DES PREMIERS SIECLES
Cela ne veut pas dire que la « paix romaine » régnait désormais sur le pays. Au contraire, des insurrections populaires éclataient à intervalles réguliers.
Il s’agissait surtout, alors, d’insurrections périphériques, de révoltes en quelques sorte « extérieures », importantes certes, énergiques, souvent massives, mais qui venaient régulièrement se briser sur les frontières de la « province », soit en Oranie (Maurétanie césaréenne), soit plus souvent encore dans le sud, où les tribus sahariennes et les nomades réfugiés entretenaient un état de guerre permanent.
Voici, à titre d’exemple, une liste certainement très incomplète de ces insurrections, reconstituée d’après quelques textes d’époque et divers documents épigraphiques.
- Avant J.-C. : soulèvement des Gétules (tribus sahariennes). Accrochages dans le sud algérien pendant près de 30 ans.
- en 17 : Insurrection des Musulames (Aurès et régions méridionales de Numidie)
- En 45 : Insurrection en Maurétanie et dans le sud de la Numidie. Les troubles se poursuivront jusqu’en 54.
- En 78 : Révolte des tribus Garamantes (Sahara)
- En 86 : Soulèvement des tribus Nasamons dans le sud algéro-tunisien. Des collecteurs d’impôts sont massacrés.
- en 118 : Insurrection en Maurétanie, dans le Hodna et l’Aurès. Des combats sont signalés sans interruption jusqu’aux environs de l’an 144.
- En 152 : Révoltes sporadiques dans les mêmes régions.
- En 180 : Nouveau soulèvement des tribus maurétaniennes.
- En 211 : Nouvelles révoltes dans le sud de l’Aurès.
- En 238 : Importante insurrection en Numidie, qui marque le début d’une période incessante de troubles.
Ainsi, durant des siècles, les vagues ininterrompues de l’insurrection montaient de toutes parts à l’assaut de la citadelle romaine. Mais telle était la richesse de la terre numide que les structures coloniales, nourries de toute la substance du pays, tenaient bon.
Contraint de combattre en permanence sur ses frontières, le régime puisait à l’intérieur de quoi alimenter ses guerres interminables : produits agricoles, hommes, ressources financières. Les profits fabuleux retirés de l’exploitation des latifundia, du travail des esclaves dans les mines et du commerce d’exportation, lui permettaient non seulement d’entretenir ses légions, mais encore de payer des mercenaires et de corrompre l’aristocratie numide qu’il associait habilement au pillage du pays.
C’est l’époque de la grande prospérité romaine, de l’essor économique, des cités grandioses, des villas magnifiques, des palais, des thermes, des mosaïques, du luxe insolent des riches et, par contrecoup, de la misère atroce des pauvres. Les magnifiques vestiges archéologiques qu’on trouve aujourd’hui encore à Timgad, Djémila, Tébessa ou Cherchell, ne doivent pas faire oublier que cette belle civilisation n’a pu en définitive s’édifier que « sur les ossements de générations d’esclaves » et pour le seul profit d’une infime minorité.
Voici à titre d’exemple comment un témoin décrit le sort misérable des prisonniers et des forçats de Numidie : «Ils étaient enfermés dans les mines d’or et d’argent. Ils y subissaient la flagellation. Ils paraissent avoir été marqués au front…Ils avaient les pieds entravés par des anneaux de fer que reliait une chaîne. La tête à moitié rasée, presque nus, à pine nourris, ils s’étendaient la nuit sur le sol et le jour ils travaillaient dans les galeries obscures où les aveuglait la fumée des torches » (1)
Cette répression impitoyable éclaire la nature véritable de la civilisation romaine, rejetée par l’immense majorité des populations numides. Un auteur français constate à ce sujet :
« Les Indigènes dépouillés, réduits au servage ou refoulés, ont toujours conservés contre Rome un ressentiment inaltérable qui fit sombrer la colonisation romaine. Et ce ne fut pas long car, dès le IVe siècle, on s’occupait de relever les villes mourantes…
« Aussi l’empereur et les grands propriétaires étaient-ils obligés d’entourer leurs domaines d’une ceintures de forts pour en écarter l’ennemi. Ils élevaient des tours, chargées de protéger le domaine, le long des voies de communications, des vallées, des fleuves, sur les sommets, de telle sorte qu’elles se liaient ensemble, qu’elles se voyaient et qu’elles se portaient secours.
Est-ce l’indice d’une sécurité parfaite que cette colonisation toujours sur le qui-vive ?... » (2)
Saint Cyprien, Epist. 77,3.
Capitaine Godechot : Étude sur la colonisation romaine en Afrique, p. 22.
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